Sur une image, une table ovale avec huit personnes installées autour, une pièce avec un mobilier plutôt quelconque, des boîtes en bois fermées sur la table : c’est l’Atelier national du Point d’Alençon, avec ses brodeurs (il y a quelques hommes, parfois) ; sur une autre, la même table ovale mais, cette fois-ci, il n’y a que six brodeuses, boîtes de couture ouvertes, et quelques dentelles au mur. Il se dégage de cette image du silence et de la lenteur, certainement parce que nous imaginons que l’ouvrage demande du temps et que les brodeuses semblent totalement absorbées par leur travail. Puis nous nous rapprochons des dentellières et de leurs mains pour nous plonger dans ce monde minutieux, presque monacal.
« Les Dentellières d’Alençon » est une série réalisée par Olivia Gay en 2008 et comprend dix photographies. Le point d’Alençon est né au XIIème siècle et il faut entre sept et dix ans pour le maîtriser. Il s’agit d’une transmission orale, un apprentissage comme sorti d’un autre temps. Avec Olivia Gay, nous sommes entrés dans un de ces mondes cachés. Ce que fait ressortir la série, c’est ce contraste entre la banalité du « lieu d’exercice » et ce savoir-faire plusieurs fois centenaire, entre cet espace en apparence ouvert alors que nous y découvrons une activité profondément solitaire : les brodeuses ne se parlent pas, certaines portent des écouteurs. Où classer cet espace de travail car nous percevons ces cloisons invisibles qui les séparent les unes des autres ? Sans passage, ni échange, l’espace s’est refermé.
Dans une autre série, « Les Dentellières de Calais » (2010), nous sommes au cœur de la fabrication de la dentelle de Calais-Caudry : les métiers Leavers ont remplacé le savoir-faire ancestral, les images s’animent car les gestes sont plus amples et la longueur de la dentelle s’allonge jusqu’à couvrir le sol. Bien qu’isolées sur leur poste de travail, les ouvrières évoluent dans un espace qui s’est agrandi car nous imaginons les déplacements et la parole entre ces trois raccommodeuses.
Changement de décor : avec « Supermarket » (2006), l’artiste s’intéresse aux caissières de supermarché. En sept images, nous percevons bien la surexposition visuelle à laquelle sont soumises ces caissières : assises au milieu de l’espace, vues par tous et tous les angles, c’est finalement dans ce dos à dos avec une autre caissière que nous percevons de la protection et que s’ouvre un petit espace privé où personne ne peut passer. Si un supermarché propose un espace ouvert et « relationnel », de nouveau, dans une sorte de renversement, ce manque d’intimité – cette impossibilité à se mettre à l’abri du regard de l’autre – et cette surveillance permanente le rendent presqu’étouffant, se refermant ainsi sur les caissières qui y travaillent.
Olivia Gay emprunte clairement le style documentaire. Dominique Baqué, interrogeant justement la notion de document, écrit : « Or, il ne s’agit pas d’en revenir au document comme preuve infaillible. Pas plus que l’art, le document ne « donne » le réel : il le construit, lui donne sens, au risque des faux sens, des contresens, mais il n’est pas et ne sera jamais l’épiphanie du réel. » Le style documentaire suppose une certaine distance à l’objet photographié, ni trop près, ni trop loin, une distance intermédiaire donc. Ensuite, il se construit aussi dans la série car c’est le frottement d’une image à l’autre, puis d’une série à l’autre, qui fait émerger le discours. C’est ainsi qu’Olivia Gay construit un regard sur les femmes et certaines de leurs situations dans notre monde aujourd’hui.
[…] Extrait du texte Stratégies photographiques et espaces de travail (mars 2016), rédigé dans le cadre d’une thèse de doctorat en histoire des arts, intitulée « Quand l’art contemporain s’intéresse à l’économie : espaces de travail et formes économiques en question. », sous la direction de Frédérique Villemur, LIFAM (ENSAM, Montpellier) et école doctorale 58 (université de Montpellier).
__ Caroline Bach
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Olivia Gay
Le travail d’Olivia Gay s’inscrit dans le champ des photographes, vidéastes et autres artistes qui s’intéressent de manière sociologique ou ethnographique au labeur, reflet d’une société et reflet d’une aliénation. Entre le désir de magnifier ces vies, ces tâches et en dénoncer les conditions difficiles, les soumissions à un ordre économique, la palette des positionnements est large. Attaché aux personnes humaines, le regard porté par Olivia Gay est une valorisation de ces vies féminines ignorées ou méprisées. Dans la répétition et l’enfermement, de la chambre, de l’usine, du cloître, elles participent de l’ordre du monde. Leur mise en lumière les fait surgir du néant, les rend visibles et communique un sentiment de proximité par la mise en scène du quotidien.
[…] (Fabienne Dumont)

Envisagées
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Les visages d’Olivia Gay sont tous féminins. Ces femmes – ou devrait-on dire ses femmes tant elles semblent faire communauté autour d’elle, dans une sorte de sororité -, paraissent toutes volontaires ; quand bien même elles subissent, elles sont présentées agissantes. Olivia Gay les photographie dans leur cadre de vie, de travail, parfois de privation […]

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Olivia Gay,
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Olivia Gay photographie très spontanément, avec un regard authentique, sans freiner ses envies et ses désirs d’images […]. Cette question du corps et de sa représentation est au coeur de ses recherches depuis ses premières photographies réalisées en Amérique Latine, en 1998 : «Les Jineteras de La Havane» […]

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En savoir plus sur l’artiste:

Olivia Gay
Olivia Gay’s images are faces, bodies, women’s gaze, windows open towards their intimacy, both fragility and strength. A certain expression of loneliness despite the presence